page précédente (Sebald : La poussière est silence) | mercredi 31 décembre 2014 | page suivante (leçon d'anatomie, 2ème partie) | retour au menu |
Une leçon particulière ou : de Rembrand à Sebald en passant par Asterix, l'Afrique du Sud et Che Guevara. (en 4 parties). Aujourd'hui : L'étendue du tableau
Notons que c'est le premier tableau de groupe peint par Rembrandt, et qu'il n'a alors que 26 ans. Ajoutons qu'à cette époque la corporation des chirurgiens d'Amsterdam n'autorisait par an qu'une dissection publique et que le corps utilisé devait être celui d'un criminel exécuté. En l'occurrence ici il s'agit d'Aris Kindt, âgé de 41 ans, et qui venait d'être pendu le jour même pour vol à main armée. Je ne sais pas si Kindt était gaucher. Si oui je pourrais faire remarquer que la leçon portait là par où il avait péché. La leçon se passe en hiver pour limiter les odeurs. On connaît le nom des sept chirurgiens présents qui entourent le professeur Tulp, les plus grands et les plus connus d'Amsterdam à cette époque. Rembrandt les a indiqués par des repères chiffrés et les noms figurent sur la feuille que tient un personnage en retrait. (Selon certaines sources, il semblerait que la liste a été peinte donc ajoutée plus tard.) En première approche ce tableau est la mise en scène d'une corporation sociale influente dans une époque d'essor et de prospérité économiques uniques. Il suffit de se rappeler que quelques années plus tôt en 1624, de l'autre côté de l'océan, la puissante compagnie des Indes néerlandaise avait pris possession du sud de Manhattan sous le nom de " Nouvelle Amsterdam ", qui sera rebaptisée New York par les anglais en 1664.
Il existe une multitude d'analyses et de commentaires sur ce tableau, allant même jusqu'aux polémiques. C'est cela qui me plaît dans la peinture en général : elle contient toujours beaucoup plus que le sujet ou tout simplement ce que l'on peut voir avec les yeux. Un tableau comporte, parfois même à l'insu du peintre, plusieurs strates de lectures et de sens. Vous savez que j'aime le mille-feuille. Avec la leçon d'anatomie de Rembrandt, il est de qualité. Un jeune peintre et son premier chef d'oeuvre En 1632 il n'a que 26 ans. Son premier tableau signé datait de 1625 (La Lapidation de saint Étienne). C'est son premier tableau de groupes, et pourtant on peut y déceler déjà de nombreuses qualités comme l'art de la composition et du clair obscur, qui le rendront célèbres plus tard, et déjà son art du portrait qui dépasse la ressemblance physique mais atteint en profondeur le psychisme et la personnalité du personnage. Ce qui lui vaudra de nombreuses commandes puisque dans les quatre ou cinq années qui suivirent le leçon, il réalisera une cinquantaines de portraits, ce qui lui assurera une certaine aisance financière (on sait qu'il mourra en 1669, désargenté et que sa tombe aujourd'hui a disparue, sa famille n'ayant pas eu l'argent pour lui construire un tombeau personnel.) L'histoire de la peinture en général et l'histoire tout court Les Pays-Bas n'étaient pas le seul pays à pratiquer " des leçons d'anatomie, ni les tableaux de groupes, mais jusqu'au Haut-Moyen-Age les autopsies étaient interdites, sauf pour les cadavres des papes ou des princes. Elles ne furent autorisées qu'à partir de la Renaissance (Dès 1487, Léonard de Vinci entreprend de disséquer des corps, dans le projet de réaliser un important traité d'anatomie très illustré. Avant lui ( Masaccio (1401-1428), Donatello (1386-1466), Antonio Pollaiuolo (1432-1498) ou Michel-Ange (1475-1564)) les artistes se contentaient d'observer attentivement des sculptures, antiques et contemporaines, et des squelettes. On dit qu'à la fin de sa vie Léonard de Vinci avait disséqué personnellement plus d'une vingtaine de cadavres.) Ce tableau est une composition faite en atelier, ainsi que tous les portraits. Seul le croquis du bras écorché a été effectué sur les lieux de la dissection. Là aussi existe une polémique : il se peut, selon certains anatomistes d'aujourd'hui, que Rembrandt à reporté sur le bras gauche ce qu'il avait vu de la dissection qui en réalité s'était effectuée sur le bras droit ! Nous y reviendrons peut-être.
L'histoire de la médecine et de la physiologie On peut lire par exemple sur le site actuel de l'Académie nationale de Médecine, dans une excellente étude du tableau : "le tableau de Rembrandt représente une véritable leçon de physiologie fonctionnelle qui s’accorde avec l’atmosphère intellectuelle du XVIIe siècle, marquée par le renouvellement de la problématique du mouvement des corps, en physique. « La Leçon d’Anatomie » du Docteur Tulp témoigne également d’une rupture épistémologique avec l’anatomie descriptive de Vésale." ) Nous reviendrons plus tard sur cette déclaration quand on parlera du "véritable" sujet du tableau et de différentes interprétations qui sont proposées . Histoire de la religion, La leçon d'anatomie était un spectacle autorisé pour " montrer ce que la nature a caché en nous " et où " l'âme habite tant que nous sommes en vie ". Ces leçons qui étaient des spectacles prenant lieu dans des salles spécialisées (amphithéâtres d'anatomie) où pouvaient s'entasser sur des gradins étagés des centaines de personnes, donnant à la leçon un caractère de fête quasi religieux (où il n'était interdit que de rire et d'emporter des organes). L'entrée était payante, et l'argent servait à rétribuer le bourreau qui avait amené le corps et le cuisinier qui préparait le repas qui suivait (un festin) qui était lui-même suivi souvent d'une retraite aux flambeaux. L'idée que l'âme est un don de Dieu était omniprésente. Au XVIIème siècle la recherche scientifique sur l'être humain n'était pas possible ni envisageable autrement que pour montrer la toute puissance de Dieu. Rupture et innovation dans ce tableau : choisir le bras et les doigts (plutôt que des viscères) pour faire passer un message religieux. Les tendons régissent les doigts comme Dieu régit les hommes ! Rupture aussi quant à la position du professeur qui se met contre et touche au cadavre. (On se rappelle l'incrédulité de saint Thomas, du Caravage peint en 1603 où seul Thomas avait touché la plaie du Christ). le tableau de rembrandt traduit tout à fait une prise de distance face au catholicisme et à la domination espagnole précédente, à une époque ou le protestantisme est en plein essor. La qualité de la Peinture et de sa composition
Rembrandt est novateur : Les personnages ne font pas face au spectateur ou à l'ojectif comme dans une photo de classe, et comme on le faisait en peinture AVANT. Remis le contexte de l'époque c'est presque "choquant" voire provovateur. Le cadavre occupe la place centrale disposé en diagonale par rapport au bord inférieur de la toile. Il reçoit la majeure partie de la lumière. Cela aussi est choquant. Avant, on le représentait un linge sur la tête. Ici on voit totalement le visage du mort (Et si Rembrandt y laisse une part d'ombre c'est peut-être qu'à 25 ans, quand il commence la tableau, il ne sait pas encore que la vie et la mort peuvent coexister) : Rembrandt regarde la mort en face. C'est annonciateur de son génie : non pas qu'il a peint par la suite beaucoup de cadavres, de morts accidentés... mais qu'il a toujours imprégné ses portraits de la fin inéluctable qui les attendait ou qu'ils portaient en eux. Même chose pour ceux qui assistent : ils sont attentifs au corps, se penchent dessus. Avec un jeu de regards époustoufflant il sait aussi nuancer l'attitude et l'intérêt de chacun. Il place toutes sommités à gauche, fait que les visages et le corps sont dans une ellipse dont la main gauche de Tulp est le foyer. On reviendra sur cette main gauche. la composition est aussi faite de triangles. Tulp en est le plus massif à lui tout seul qui tient les autres en respect. L'index du personnage le plus en hauteur nous dit discrètement et silencieusement : regardez bien ce qu'on vous montre là. À noter enfin que Rembrandt a peint plus tard en 1656 une autre leçon d'anatomie, La leçon d'anatomie du professeur Deyman, très endommagée par un incendie en 1723, mais où on voit cette fois l'abdomen ouvert, toile qui mérite qu'on y revienne plus tard, car inspirée de La lamentation du Christ mort de Mantegna et peinte par Rembrandt 24 ans plus tard que la leçon de Tulp. Il serait intéressant de savoir si lui-même a tiré une leçon de cette première leçon. (suite) |